« L’Etat islamique. Anatomie du nouveau Califat » est le premier ouvrage sur l’Etat islamique. Paru cette semaine, il est écrit par l’historien Olivier Hanne, enseignant-chercheur à l’Université d’Aix-Marseille, spécialiste de la naissance de l’islam et Thomas Flichy de Neuville, spécialiste de la diplomatie au XVIIIe siècle, ancien élève en persan de l’Institut National des Langues et Cultures Orientales, agrégé d’histoire et docteur en droit.

 

 

EI

 

Thomas Flichy de La Neuville répond à nos questions.   

 

Comment expliquer l’ascension si rapide de l’Etat islamique, tant en nombre de combattants qu’en armement ?

La proclamation du califat, de même que la foudroyante réussite des membres de l’EI, apparaît comme la victoire des populations arabes sunnites, vaincues depuis cinq siècles. Cet avènement se présente comme la réponse à une humiliation. À la mort du prophète Muhammad, en 632, Abû Bakr  prend le titre de khalifa, « successeur ». De 661 à 749, la dynastie des Umayyades établit à Damas son califat. C’est l’apogée de l’islam comme empire et comme religion épurée de ses scories. Les soldats de l’EI sont imprégnés de ce modèle médiéval. La résurgence du titre califal par l’État islamique est plus qu’un rappel, elle est un programme d’action politique assorti d’une légitimation religieuse. Depuis l’effondrement du califat en 1258, le monde arabe sunnite semble avoir perdu la maîtrise de son destin. À partir du XIIIe siècle, la domination politique en islam échappe aux tribus et aux populations arabes au profit des Turcs seldjûqides, des mongols ilkhâns, puis des Mamlûks et enfin des Turcs ottomans qui, à compter du XVIe siècle, dominent les terres d’islam. À la fin du Moyen Âge, le monde sunnite arabe perd la maîtrise des trafics commerciaux et maritimes en Méditerranée au profit des ports européens. Les terres shiites d’Iran, en revanche, parviennent à conserver leur liberté et leur puissance économique. La double humiliation par l’Occident et le monde shiite va profondément s’enraciner dans les mentalités, sans trouver aucun réconfort dans la puissance de l’empire turc, lui-même oppressif envers ses sujets arabes, et opportuniste en matière religieuse. Aujourd’hui, l’émergence de l’Etat islamique vient répondre à un rêve englouti, celui de la puissance retrouvée.

 

Comment s’y prend-il pour se faire accepter par les populations locales des villes conquises, composées de musulmans modérés ?  

Si l’Etat islamique rallie à lui un nombre croissant de musulmans, c’est qu’il leur apparaît comme un régime tout à fait respectable : « J’ai l’impression d’avoir à faire à un État respecté, pas à des voyous », déclare un artisan syrien. Voulant se montrer responsable, l’État islamique œuvre pour que son implantation territoriale soit durable. Contrairement aux djihadistes d’al-Qaïda, Daesh veut être un État à part entière, c’est-à-dire associer un territoire, une population et une administration. La vitesse à laquelle les institutions se sont transformées est d’ailleurs remarquable. Pour cela, il convient d’éviter le chaos et tout dérèglement de la vie quotidienne. Lors de leur entrée à Mossoul, les combattants ont exigé que les fonctionnaires et les ouvriers se rendent à leur travail, que la distribution de l’eau et de l’électricité soit assurée, que les services municipaux fonctionnent (ramassage des ordures, police urbaine). Des hommes ont été placés aux carrefours pour régler la circulation. Les maires conciliants ont été maintenus. Les pratiques de corruption généralisée ont été remplacées par une taxe de dix dollars par mois sur les commerçants, en échange de la sécurité et des approvisionnements courants. Les villes doivent vivre aussi bien qu’avant pour ne pas menacer la popularité de l’EI.

 

L’Arabie Saoudite, la Turquie et Israël font-elles les frais au aujourd’hui d’une mauvaise alliance ? Ont-elles permis cette ascension de l’EI pour maintenant chercher à les combattre ?  

L’Arabie saoudite a joué la carte du salafisme politique en Syrie et en Irak pour mieux contrer le rapprochement mis au point depuis 2003 entre l’Iran, l’Irak d’Al-Maliki et la Syrie de Bachar-al-Assad, réseau noué avec la complicité de la Russie, voire de la Chine. Dans cet affrontement, l’Arabie saoudite a été soutenue par la Turquie, Israël et les pays du Golfe, c’est à dire l’ensemble du bloc rallié aux Etats-Unis. Toutefois, l’EI représente une menace pour ce pays. Autant l’Etat islamique sera bloqué par Ankara et Téhéran, autant l’Arabie pourrait représenter un réservoir de conquête. Bagdad, Damas, Médine, les objectifs militaires de l’Etat islamique se présentent comme une remontée dans le temps, d’une capitale califale à une autre. Ryad profite actuellement de la désorganisation de la production pétrolière irakienne, qui lui offre de nouveaux débouchés. Un apaisement de la crise risquerait de relancer la concurrence pétrolière. A vrai dire, la véritable menace pour l’Arabie Saoudite est l’Iran et non pas l’Etat islamique. Le Qatar, allié des Etats-Unis et par lequel sont passées une partie des armes à destination des rebelles syriens est désormais l’objet de toutes les méfiances pour son soutien non prouvé au djihadisme. Contrairement au wahhabisme, centré sur le royaume saoudien, les Qataris professent un salafisme qui a vocation à s’étendre. Leur engagement présente les mêmes ambiguïtés que celui de l’Arabie Saoudite. En outre, le Qatar héberge des organisations qui soutiennent la « révolution irakienne ». La Turquie pratique le louvoiement dans les affaires moyen-orientales. Membre de l’Otan, elle appuie l’EI. Le PYD, parti kurde de Syrie, a joué une fine partition en se désengageant du conflit dès 2012 après avoir négocié l’indépendance de ses enclaves de la frontière turque. Or la stratégie autonomiste kurde est très dangereuse pour Ankara qui a joué la carte salafiste en Syrie. De son côté, Bachar-al-Assad n’a pas hésité à relâcher des islamistes de ses prisons afin d’exacerber l’opposition entre al-nosra et l’EI.

Est-il possible de stopper l’EI sans être obligé, à un moment ou à un autre, de se mettre dans le camps de Bachar-al-Assad et de l’Iran ?   

La lutte contre l’Etat islamique impose un retour au réalisme. Pour venir à bout de l’Etat islamique, il n’existe pas d’autre solution que de le confiner à l’Ouest et à l’Est en s’appuyant sur la Syrie de Bachar-el-Assad et l’Iran. Sans cette inflexion pragmatique de notre politique étrangère, les frappes aériennes sont vaines et la guerre, perdue d’avance.

Bien qu’en concurrence aujourd’hui, l’EI et Al-Qaïda pourraient-ils s’allier un jour, selon vous ?

Le plus grand danger est en effet que ces deux  mouvements concurrents conjuguent leur défense. Aujourd’hui, ce n’est pas le cas.Dès 2008, l’Etat islamique a opéré une mutation stratégique dont le but était l’installation durable sur un territoire. Ce nouvel objectif est entré en contradiction avec toute la politique djihadiste d’al-Qaïda qui vise la déstabilisation et non l’étatisation. Le 29 juin, l’Etat islamique opère sa mue symbolique : le Califat est rétabli. L’État islamique s’inscrit désormais dans la durée. Soutenu par la majorité des tribus sunnites, perçu comme un mouvement de résistance victime d’un vaste plan d’élimination orchestré par les États-Unis, l’EI n’a pas perdu ses alliés malgré la fragilité de leurs points d’accord. L’étatisation du djihadisme, outil d’une certaine revanche religieuse pour les uns, nationale pour les autres, est devenue une réalité incontournable. Si le djiahdisme de l’EI est parfaitement fidèle à la tradition médiévale sunnite, il a recourt aux attentats-suicides avec plus de pragmatisme qu’al-Qaïda en Irak. En effet, son but n’est pas la déstabilisation générale, mais l’implantation territoriale, si bien que les attentats se fixent plus souvent sur des cibles militaires, tandis qu’al-Qaïda cherche d’abord le nombre de victimes. Malgré leurs ressemblances et des passerelles de recrutement entre eux, l’État islamique et al-Qaïda sont des concurrents. Ils se présentent comme deux faux-jumeaux en compétition, ce qui explique la surenchère dans une barbarie légitimatrice. Contrairement à la « vieille » al-Qaïda, pyramidale, secrète, autoritaire, transnationale, Daesh se veut moderne, ouvert, enraciné et urbain. Pour al-Zawahiri, chef d’al-Qaïda, les membres doivent rester dans leur pays pour constituer une branche terroriste qui déstabilisera la société et contraindra les musulmans à se radicaliser. L’EI en revanche veut promouvoir l’émigration dans la nouvelle terre sainte. Les cadres d’Al-Qaïda sont généralement issus des élites sociales de leurs pays, contrairement à l’EI où l’ascension est plus rapide, et la base plus populaire. Autant Al-Qaïda était soluble dans la mondialisation, autant l’Etat islamique a eu l’intuition que le monde de demain serait composé de nations. En renouant avec le passé, il a pris un temps d’avance.

France Renaissance

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