France (Creative Common)

La plupart des étudiants en sciences politiques ont gardé en mémoire la fameuse distinction de René Rémond sur les « trois droites ». Selon cette distinction, « la » droite française serait, en réalité, composée de trois composantes irréductibles l’une à l’autre : la droite légitimiste, ou traditionaliste, la droite orléaniste, ou libérale, et la droite bonapartiste, ou autoritaire. Il saute, en effet, aux yeux que la droite de Jacques Chirac n’est pas celle de Nicolas Sarkozy, que la droite de Jean-Marie Le Pen diffère sensiblement de celle du Général de Gaulle, et qu’il y a plus que des nuances entre Antoine Pinay, Jean Lecanuet et Valéry Giscard d’Estaing.

Malgré ces différences facilement observables, cette tripartition n’a pas manqué de susciter des réserves. A notre époque, en effet, on voit mal ce qui subsisterait, dans l’ordre politique, de la droite légitimiste – celle-ci conserve sans doute des représentants dans l’ordre intellectuel et universitaire, mais qui se réclame d’elle dans le domaine électoral ? Par ailleurs, comment situer le gaullisme – qui n’est tout de même pas négligeable parmi les droites françaises contemporaines ! – dans cette classification ? Ou encore, comment comprendre que bon nombre de ceux que l’on classe à droite, voire à l’extrême droite, revendiquent de n’être ni de droite, ni de gauche ? Au demeurant, René Rémond lui-même, au soir de sa vie, critiqua assez fortement la thèse qui avait tant fait pour sa popularité auprès des étudiants et des commentateurs médiatiques .

La difficulté principale de cette tripartition est donc de ne pas immédiatement transposable à l’analyse électorale. C’est pourquoi je propose de la compléter par une autre. Cette dernière présente l’avantage d’être plus opérationnelle pour la politique contemporaine. En revanche, elle possède l’inconvénient – loin d’être négligeable, y compris pour la sociologie électorale – d’être bien moins significative sur le temps long. Il va donc de soi que cette classification n’a pas vocation à surclasser une classification qui serait périmée, mais bien plutôt à compléter la tripartition de René Rémond par une autre tripartition plus conforme à la réalité politique contemporaine, à destination des hommes politiques et commentateurs.

Ces précautions étant posées, je propose donc de distinguer, aujourd’hui, trois droites : les droites morale, nationale et libérale.

La droite morale est cette partie de la droite attachée aux « valeurs » (les values de la sociologie électorale américaine). En particulier, cette droite est attachée à la famille « traditionnelle » et à la défense de la vie humaine « de la conception à la mort naturelle », selon l’expression consacrée (elle est très réservée sur, pêle-mêle, la banalisation de l’avortement, la recherche sur l’embryon, la diffusion de la pornographie, l’euthanasie, le « mariage gay », etc.). Dans la société française actuelle, elle est très largement dominée par les catholiques de conviction et pourrait s’identifier assez justement au mouvement de la « Manif pour tous » qui s’opposa à la loi Taubira ou, plus anciennement, au mouvement qui s’opposa à la nationalisation de l’enseignement privé.

La droite libérale est cette partie de la droite qui défend prioritairement les libertés économiques et la liberté d’expression. Elle s’oppose donc à l’inflation impressionnante de l’Etat-providence au cours des dernières décennies et à la censure – à la fois judiciaire et de l’ordre du « politiquement correct », c’est-à-dire de l’autocensure de la « classe parlante ». Elle refuse les lois mémorielles comme la hausse continue des prélèvements obligatoires.

• Enfin, la droite nationale est cette partie de la droite qui s’oppose principalement à l’insécurité (dont la gauche disait encore, voici peu, à l’instar de Lionel Jospin, qu’elle n’était qu’un fantasme – un simple « sentiment d’insécurité », selon le mot prodigieusement maladroit, mais tout à fait révélateur, de l’ancien Premier ministre) et à l’immigration. Elle souhaite un Etat fort et une restauration de la souveraineté de la France.

Cette partition mériterait certes d’être considérablement nuancée. Par exemple, une partie de la droite nationale partage le refus du « politiquement correct » et de la censure judiciaire qu’exprime la droite libérale. De la même façon, droite morale et droite nationale peuvent se rejoindre sur des questions d’ordre démographique – notamment pour défendre la politique familiale et la démographie française. Bref, il est fréquent qu’un même électeur de droite s’identifie à deux ou trois de ces « droites ».

En comparant les deux trios, on constate que la droite libérale existe dans les deux. Cependant, alors que, dans la classification de René Rémond, elle était davantage sociologique, elle est, dans ma propre classification, davantage idéologique. Il ne s’agit plus ici de ce que le grand historien non conformiste Beau de Loménie appelait les « dynasties bourgeoises » – celles-là mêmes qui ont régné sur ce que Daniel Halévy a joliment désigné sous le nom de « république des ducs ». Il s’agit des Français de droite, y compris d’origine modeste (par opposition aux richissimes orléanistes), particulièrement représentés dans le monde des commerçants, des artisans ou des petits entrepreneurs, qui sont attachés aux libertés économiques.

On peut également constater des convergences entre la droite morale et la droite légitimiste. Cependant, les formes d’engagement ont considérablement changé : quoi de commun entre les hobereaux de l’ouest, « exilés de l’intérieur » depuis 1830, et les blogueurs qui ont mené la guérilla contre la loi Taubira sur internet ? La droite morale est désormais très représentée sur la toile, quand la droite légitimiste se caractérisait surtout par son enracinement rural. Curieuse évolution, de l’enracinement au virtuel ! Mais toutes deux se caractérisent par un commun refus du démocratisme, persuadées que le parlement n’a pas le pouvoir de définir le vrai et le faux ou le bien et le mal.

De même, d’importants rapprochements peuvent être établis entre droite bonapartiste et droite nationale, notamment relatifs au caractère populaire (voire plébiscitaire, parfois !) ou à la défense de l’autorité de l’Etat.
Comme on le voit, ma tripartition n’invalide en rien celle de René Rémond. Elle se contente de réorienter le regard de la sociologie et de l’histoire à l’idéologie et, ce faisant, de régler le problème de l’engagement partisan sur lequel la tripartition de René Rémond attirait l’attention, sans toujours répondre aux questions de sociologie électorale (notamment, comme nous l’avons vu, en ce qui concernait l’engagement politique de la droite légitimiste ou en ce qui concernait le gaullisme).

L’union des droites

Une fois posée cette distinction, ma thèse est qu’aucun candidat de droite ne peut s’imposer durablement en s’aliénant l’une de ces trois droites.

Il va de soi qu’un candidat peut fort bien remporter une élection, malgré le refus de l’une des trois composantes de le soutenir, mais cette victoire ne sera qu’un feu de paille.

Et il va tout autant de soi qu’un candidat n’a pas nécessairement besoin d’endosser l’ensemble des revendications de l’ensemble des trois droites. Cela serait d’ailleurs impossible, car certaines revendications sont contradictoires. La droite libérale peut avoir tendance à déclarer : « Chacun fait ce qu’il veut », quand la droite morale veut défendre un modèle familial d’origine judéo-chrétienne. La droite libérale peut avoir tendance à réclamer l’abolition des frontières, quand la droite nationale veut plutôt leur restauration.

Là est naturellement la principale difficulté pour toute union des droites.

Néanmoins, j’affirme que cette difficulté est surmontable et qu’il est parfaitement possible d’établir un programme non contradictoire qui entraine l’adhésion de chacune des trois droites. Imaginons qu’un candidat soit proche de la droite nationale et qu’il souhaite donc restaurer les droits de douane et le protectionnisme. Comment pourra-t-il obtenir le soutien de la droite libérale ? Tout simplement en s’engageant à baisser le poids de la sphère publique et notamment en s’attaquant au monstre de l’Etat-providence.

Pour chacune des trois droites, il est relativement aisé de repérer les quatre ou cinq revendications principales. Il est parfaitement possible de prévoir un programme de droite nationale compatible avec les droites morale et libérale, et, de même, un programme de droite libérale ou de droite morale compatible avec les deux autres.

Ce qui, en revanche, est suicidaire est soit de choisir un programme à la Prévert, sans aucun respect du principe de non-contradiction, destiné simplement à envoyer des « signaux » à chaque composante de l’électorat (y compris, trop souvent, à l’électorat de gauche) ; soit de refuser délibérément de s’intéresser à une ou à deux composantes de la droite française.

Le premier travers fut le défaut de pratiquement tous les candidats de droite parvenus au second tour de l’élection présidentielle depuis 1974. Le second travers pourrait être personnifié par le vice-président du Front national, Florian Philippot, qui, fort bien enraciné dans la droite nationale, refuse de prendre en compte les deux autres droites : à la droite morale, il envoie le message que les combats de cette dernière sont sans intérêt puisqu’ils seraient une réponse à une simple « opération d’enfumage » du gouvernement, distrayant l’opinion publique avec les « questions de société » ; à la droite libérale, il envoie le message qu’il souhaite développer le protectionnisme pour pouvoir maintenir, sinon développer, l’Etat-providence.

Encore une fois, je ne prétends pas que ce positionnement ne puisse pas, accidentellement, donner des résultats électoraux. Nous l’avons vu pour les élections présidentielles de 1974, 1995, 2002 et 2007. Nous pourrions le voir également, pour le FN, à l’occasion des européennes de 2014. Mais ces victoires seront sans lendemain.
Sans lendemain électoral d’abord, puisque ces candidats de droite sont condamnés à décevoir l’électorat de droite qui ne se sera mobilisé que sur un malentendu.
Mais aussi, et surtout, sans lendemain politique. Comment envisager de réformer la France si l’on n’a même pas un programme politique charpenté et soutenu par une majorité électorale ?

Les droites sont majoritaires en France. Elles ont assez largement gagné la bataille des idées. Mais les chefs politiques de ces droites persistent à se soumettre à la domination médiatique de la gauche – alors même que les médias « officiels » ne cessent de décliner et que les moyens de diffusion alternatifs ne cessent de se développer.

Tant que leurs chefs politiques n’auront pas compris les attentes des trois droites françaises, nous serons condamnés à subir la domination politique et culturelle du socialisme.

France Renaissance

L'Institut Renaissance est un centre d'étude et d'action politique, indépendant de tout parti politique. Il est attaché à la défense des libertés, de l'identité française, du principe de subsidiarité, et des droits humains inaliénables.