Catégorie particulièrement ciblée par le Front National, les agriculteurs constituent une voix supplémentaire dans l’électorat du parti ; les élections européennes (2014) comme les élections départementales s’en seraient fait l’écho diligent. Au grand dam de Xavier Beulin, président de la FNSEA, qui a tenté de dissuader dans sa lettre ouverte « Des hommes d’Europe, l’Europe des hommes », les agriculteurs d’y adhérer. Même écho, dans le monde politique : de Manuel Valls à Alain Juppé, on s’enquiert de cette nouvelle influence sur le monde rural.

Pour les rapporteurs de la note Le Front National en campagne : les agriculteurs et le vote FN (fondation pour l’Innovation politique, octobre 2016), il convient pourtant de modérer cette ascension du vote FN parmi les agriculteurs. Non seulement parce que les agriculteurs sont de moins en moins nombreux, mais aussi parce que les données relatives au vote de cette catégorie restent ténues. C’est aussi afin de ne pas confondre « vote rural » et « vote des agriculteurs » que cette observation semble fragile aux yeux d’Eddy Fougier et de Jérôme Fourquet, rapporteurs de la synthèse.

Des « caractéristiques du vote des « mondes agricoles » » à l’analyse des suffrages recueillis au Front National de la part des agriculteurs, la Fondation Politique cherche à « expliquer la tentation du vote protestataire » de cette catégorie socioprofessionnelle.

 

  1. Le vote « des mondes agricoles »

 

La part des agriculteurs dans le monde professionnel et sur la population totale est menue : en 2014, l’INSEE en comptabilise un taux de 1,9 % en termes de la population employée, 1% sur la population totale. Dans les sondages, ceux-ci sont donc généralement oblitérés, insérés parmi la catégorie des indépendants. Par ailleurs, assimiler le vote des zones rurales avec celui des agriculteurs constituerait une interprétation faussée des suffrages exprimés ; les communes rurales ne compteraient en effet que 16,7% d’agriculteurs en leur sein (1). S’appuyant sur un tableau soulevant les taux de vote à la présidentielle de 2012 selon les villages rurales comptant un taux défini d’agriculteurs, les rapporteurs constatent que les communes comptant 20 % d’agriculteurs et plus ont moins massivement voté Marine Le Pen que celles n’en comptant aucun – 18,84% dans le premier cas contre 23,14% dans le second. Cette dernière aurait ainsi « réalisé ses meilleurs scores dans les communes rurales ne comptant aucun agriculteur ». Une même perspective se dégage du scrutin du premier tour des élections régionales de 2015. Pour autant, l’évolution des scores du Front National dans les communes de petite taille n’a fait que s’accroître entre 2012 et 2015 : dans les villes de moins de 1000 habitants, le suffrage pour le FN a bondi de 7,5% dans les villes comportant plus de 20% d’agriculteurs à 12,2 % pour les communes de même format n’en abritant pas.

 

Malgré ces observations, les rapporteurs soulignent l’importance du vote des agriculteurs, en capacité de faire perdre une élection ; avec plus de 3 millions d’inscrits, « l’électorat agricole » constitue 8% de votants, qui ne se résolvent pas à l’abstention. On plaide également l’absence d’unité du monde agricole, ne permettant pas de définir une « orientation politique » ou les « choix électoraux » de cette catégorie socioprofessionnelle. Il existerait même un caractère hétérogène du vote des acteurs du monde agricole, observable à l’aune géographique : « Le vote à droite ou très à droite » des agriculteurs trouveraient ainsi refuge dans le quart nord-est de la France au contraire du Sud « de la ligne La Rochelle-Gap », qui recueillerait des suffrages de leur part particulièrement ancrés à gauche. Pourtant, les rapporteurs reconnaissent un vote agricole « à l’orientation conservatrice », à grand renfort d’une « tendance lourde » (Hervieu & Purseigle) caractérisée par un attachement aux valeurs traditionnelles qu’on scrute à l’aune d’un goût pour « la valeur du travail » ou « l’acceptation de l’homosexualité » (2). Un attachement à des « valeurs » qu’expliquerait leur statut proche de celui des indépendants, les contraignant à partager le jugement de ceux-là sur le rôle de l’Etat dans l’économie ou sur les questions environnementales… ainsi qu’un fort sentiment d’appartenance religieuse. Tant d’éléments, cumulés à la détention d’un domaine dont ils sont propriétaires, seraient autant « d’indicateurs d’un vote à droite ». Un élan que viendraient confirmer les bons résultats de Nicolas Sarkozy auprès des agriculteurs au premier tour de la présidentielle 2012, tout comme ceux des syndicats de droite (FNSEA, Coordination rurale) dans les urnes…

 

  1. La percée du Front National dans le monde agricole

 

Dénonçant dès 1973 la paupérisation des agriculteurs et l’exode rural, le Front National n’a pourtant percé que tardivement parmi cet électorat. Se gardant de signaler toute perspective favorable de cette catégorie socioprofessionnelle envers le parti – eu égard les lacunes parcellaires des données, les rapporteurs signalent cependant l’existence de trois périodes clefs permettant d’entendre la posture des agriculteurs quant au mouvement. En premier lieu, le vote FN est réfractaire parmi cette population ; au même titre que pour les catholiques pratiquants d’alors, il n’est pas envisageable d’opter pour ce parti politique qui recueille moins de 10% des suffrages (3). De faibles taux qu’expliqueraient l’influence d’une Eglise catholique « modératrice », refusant les « extrêmes » et proche des « valeurs héritées d’un catholicisme social » (4), ainsi qu’un encadrement syndical proche de la droite néo-gaulliste.

Un manque d’engouement qui laisse les examinateurs perplexes : car en 2002, 22% des agriculteurs optent pour le Front National, à l’issue de la présidentielle où Jean-Marie Le Pen arrive au second tour. Un tournant « qui ne marque pas un ralliement massif au vote lepéniste mais témoigne d’une pénétration durable des thèmes portés par l’extrême droite au sein des mondes agricoles », soulignent Hervieu et Purseigle. Une justification qui tente de trouver ses racines dans les 5% de suffrage des agriculteurs en faveur du FN la même année à l’issue des législatives, faible taux confirmé par le vote des présidentielles de 2007, où Jean-Marie reçut un pourcentage de 10%. Pourtant, malgré l’absence dudit ralliement, l’augmentation des suffrages est là : un constat que les rapporteurs tiennent pour une moindre influence catholique sur le milieu, corrélée à un rapprochement de la classe des indépendants (ou petits patrons) (5).

Le nouveau succès que rencontre le Front National auprès de l’électorat agricole est flagrant en 2012. Aux présidentielles, Marine le Pen voit ceux-là se constituer, avec 21% des suffrages récoltés, en troisième catégorie socio-professionnelle de son électorat, après les ouvriers (28,5% des voix) et les employés (23%). Désormais, c’est autour de 26,3 % des suffrages que totalise le Front National auprès des communes de France métropolitaine où se trouve 20% des agriculteurs et plus (6). Et certains scores comptent des suffrages particulièrement élevés dans certaines régions : 44,6% en Nord-Pas-De-Calais Picardie, 29,6% en Ile-de-France, 27,8% en Normandie,… Soit une concentration dans des zones où priment culture céréalière et « élevage laitier ».

La comparaison des suffrages du monde agricole auprès du FN entre les élections présidentielles de 1988 à 2012 est assez significative pour souligner le virage pris par cet électorat : passant de 10% en 1988 à 21% en 2012, le Front National a doublé en vingt-quatre ans son taux d’électeurs parmi cette catégorie socio-professionnelle. Les rapporteurs tiennent cependant à souligner deux spécificités parmi cet électorat en regard de ses autres types de votants. Au contraire des autres catégories, ce sont « les plus riches et les plus éduqués de cette catégorie qui se tournent vers la droite radicale » (7). D’autre part, le plébiscite des agriculteurs quant au FN s’exerce dans des zones géographiques non corrélées à celui du vote général à l’égard du Front National.

 

III. Des agriculteurs tentés par le vote « protestataire »

 

Vote de « crise, de peur, de désenchantement » : l’adhésion remportée auprès des agriculteurs par le Front National constituerait un « symptôme de la déception » vis-à-vis des politiques, un « sentiment d’être victimes d’une mutation économique liée à la mondialisation, de déclassement social, de l’insécurité physique, de la progression d’un euroscepticisme et de la crise identitaire ». Du désamour de la droite traditionnelle, qui ne ferait plus des problèmes des agriculteurs une priorité, l’expression se fait forte au regard des suffrages recueillis par Nicolas Sarkozy entre 2008 et 2010, passé de 87% à 47% d’adhésion. Désormais passé derrière Le Maire, Juppé et Fillon (enquête BVA, novembre 2015), Sarkozy n’est plus le candidat de la droite plébiscitée par les mondes agricoles à l’aune de la primaire 2016. Un abandon qui, conjoint à « l’activisme » de Marine Le Pen, qui passa près de 7h15 au Salon de l’Agriculture (2013) et opéra un « Tour de France des oubliés » (2013) pour séduire ce nouvel électorat, a contribué à faire pencher la balance en faveur du parti.

L’argumentaire des agriculteurs dans les colonnes des grands journaux s’en fait l’écho : du taux d’écoute de la présidente du parti à l’intérêt accru que porterait ses membres aux problématiques locales (Marion Maréchal le Pen), les agriculteurs soulignent que le Front National défend leur monde, tout en abhorrant les mesures inanes de la PAC, de la politique du libre-échange de l’OMC, s’élevant ainsi contre une surrèglementation absconse portée par l’Union Européenne comme française. Enfin, la propension du FN à relier identité et territoire est un élan apprécié au sein de la population. Les mutations économiques subies par ce secteur d’activité, avec des exploitations agricoles en baisse de 56% entre 1988 et 2013, expliquerait aussi le désamour massif pour les partis traditionnels qui les auraient délaissés. Révision de la PAC (1992) et ouverture des frontières ont également contribué à abaisser les avantages d’un monde agricole devenu exsangue. Un facteur auquel s’ajouterait une montée de l’euroscepticisme profonde parmi cet électorat : de la surabondance des normes européennes aux sanctions à l’encontre de pays qui ont contribué à sanctionner leur domaine d’activité (embargo russe), les agriculteurs se sont révélés particulièrement hostile à l’Union Européenne, depuis le traité de Maastricht (62,2% de non) jusqu’au traité de 2005 (70% de non). C’est aussi la montée de l’insécurité dans les zones rurale, et notamment la recrudescence des vols sur les exploitations françaises conjointe à une confrontation à un « certain nombre d’incivilités » (rodéos sauvages de quais, d’automobiles dans leurs champs) qui « alimentent à coup sûr le vote FN » selon les rapporteurs. La crise identitaire sous-jacente dans le monde agricole contribuerait à l’engouement. De la fracture avec le monde urbain, appelant à la fin de l’agriculture intensive et son utilisation des pesticides, répond un monde agricole n’adhérant pas à l’agro-écologie prônée par l’actuelle gouvernement. En somme « les agriculteurs souffrent d’une incapacité à se projeter vers l’avenir », déclarent doctement les rapporteurs de la note. Mais c’est aussi à l’affaiblissement de l’influence du catholicisme social, au profit d’un catholicisme identitaire plus jeune, qui contribuerait à faire voter les agriculteurs en faveur du parti, engendrant par là même un « repli identitaire au sein d’une couche sociale déstabilisée par son entrée en minorité ».

 

Conclusion

 

Il se pourrait, en vertu de ces différents facteurs, que Marine le Pen obtiennent près de 20% des suffrages aux prochaines échéances électorales. Mais une telle adhésion dépend de trois facteurs. D’abord, de l’issue du scrutin du premier tour ; il se pourrait que l’adhésion des agriculteurs pour le FN ne soit portée qu’au premier tour, dans une expression d’un vote sanction destiné à châtier la droite traditionnelle. De même, si la politique de compensation aux subventions européennes auprès des agriculteurs mise en place par le gouvernement britannique après la sortie de l’UE s’avère une réussite, le discours du Front National n’en sera que crédibilisé. Enfin, c’est surtout si Nicolas Sarkozy, désormais peu apprécié parmi cette population, passe la primaire des Républicains, que Marine Le Pen obtiendra des suffrages auprès des agriculteurs.

 

 

Source : Le Front National en campagne : les agriculteurs et le vote FN, Eddy Fougier, Jérôme Fourquet, Fondation pour l’innovation politique, octobre 2016

 

(1) Voir  « Contextualiser le vote agricole », Joël Gombin et Pierre Mayence, Les Cahiers du Cevipof, n°48, avril 2008, p.189.

(2) Ndpb. Rapport de la Fondation Politique, octobre 2016, p.15.

(3) Le Front National aurait recueilli 8% des suffrages des agriculteurs aux européennes de 1984, 7% aux législatives de 1986, 10% aux présidentielles de 1988, 2% aux législatives de 1997.

(4) Une telle perspective a été portée par des officines telles que la Jeunesse agricole catholique (JAC), par le Mouvement rural de la jeunesse chrétienne (MRJC) ensuite. De la JAC, on retiendra qu’elle a particulièrement influencé les agriculteurs à s’ouvrir à la modernisation de son secteur (machineries), à s’intégrer dans la « construction » européenne, notamment en plébiscitant le traité de Maastricht.

(5) Nonna Mayer. Voir op.cit. p.21-22.

(6) Elections régionales de 2015, sondage Ifop, concernant les villes de moins de 1000 habitants en fonction de leur taux de pourcentage d’agriculteurs.

(7) Europe 1, 14.02.14.

aloysia biessy