Devant la résurgence de l’antisémitisme, la nécessité de l’observation, de la mesure et de l’étude de ces préjugés est apparue à Dominique Reynié, directeur général de la Fondation pour l’innovation politique. Dans la préface de l’étude de la Fondation pour l’Innovation Politique, « France : les juifs vus par les musulmans », le directeur salue le geste de François Hollande qui aurait fait de la lutte contre l’antisémitisme une « grande cause nationale ». Au cours de cette même préface, Monsieur Reynié fait un état des lieux de l’antisémitisme, soulignant qu’il s’agit d’une « obsession à la fois caractéristique et constitutive de l’extrême-droite, ne s’y limitant cependant pas ».

Selon lui, trois foyers d’antisémitisme se dissimulent derrière les électeurs de Marine Le Pen et les électeurs du Front National, le Front de gauche et les électeurs de Jean-Luc Mélenchon et la population française de culture musulmane. Dans ce dernier cas, il soulève la question d’un antisémitisme cultuel, ou bien d’une vision des juifs à l’origine de tous les maux – à l’instar de ce que dit Feindild, ou d’un antisémitisme au nom du panarabisme, ou encore le fruit de rapports personnels conflictuels avec des juifs. De ces interrogations a découlé une étude sur un échantillon de personnes de culture ou de religion musulmane,  menée selon une méthode qualifiée de « qualitative » en ce sens qu’elle repose « sur le principe d’entretiens approfondis menés avec un nombre d’individus limité ». On précise dès la préface que « l’intérêt des réponses ne tient pas à leur fréquence mais à la manière dont elles sont énoncées ». Ces entretiens ont été menés du 28 octobre 2015 au 29 janvier 2016. Inégalités des traitements, solidarité entre les juifs et discrimination à l’égard des musulmans sont les lignes principales dégagées par l’étude. Trois professeurs ont participé à ce travail.
Une société communautaire ?

Mehdi Ghouirgate, maître de conférences à l’Université Bordeaux-Montaigne et professeur aux Etudes Orientales et Extrême-orientales introduit son étude en présentant la population interrogée pour la mener – affectant surtout l’Ile-de-France. Mettant en parallèle le niveau d’études des personnes concernées et leur antisémitisme, il déplore le fait que des français « de souche » convertis à l’Islam n’aient pas participé à l’étude.

En accord avec la pensée de Jean-Pierre Le Goff, le maître de conférence présente son étude sur le postulat que le « bricolage identitaire » constitue le point d’appui de l’individualisme contemporain et que les personnes participant à l’étude et venant de différents horizons semblent être influencés par leurs origines. Pour la majorité des personnes interrogées, il n’y a par exemple pas de nationalisme religieux, et ne peut ainsi y avoir d’antisémitisme d’Etat. Cela fut le cas au cours de la seconde guerre mondiale et influence encore les différentes opinions. Pour eux, les actes antisémites seraient une caractéristique de la nouvelle génération, comme l’islam ostentatoire qu’ils dénoncent majoritairement. Le professeur souligne aussi la confusion totale faite entre science et opinion, justifiant ainsi les réponses évasives reçues sur certains sujets comme le conflit israélo-palestinien, probablement dans la crainte d’une interprétation de leur réponse comme prise de position. Parmi les réponses faites au cours de ces entretiens, trois griefs principaux sont apparus. Tout d’abord la proximité que les juifs entretiennent entre eux, le pouvoir qu’ils semblent avoir à profusion et l’argent grâce auquel ils ont ce pouvoir. Par ailleurs, le communautarisme des juifs intègrent les reproches qui leur sont faits. Leur discrétion au quotidien s’impose pour chaque personne de l’étude les côtoyant régulièrement, à l’opposé de leur présence supposée permanente dans les hautes sphères. Le professeur souligne avec pragmatisme l’ignorance des personnes interrogées. Il cite par exemple une aide-soignante non pratiquante affirmant que « le Coran, [elle] ne [l’a] jamais lu. [elle] ne pense pas qu’ils parlent des juifs, ils n’attaquent personne », soulignant une évidente méconnaissance des sourates hostiles aux juifs. Monsieur Ghouirgate conclut que, selon lui, l’antisémitisme de ces populations vient de ce que « face aux divisions originelles qui recoupent les divisions d’un monde musulman plus fractionné que jamais, la recherche d’un ennemi proche, d’un bouc émissaire [est] de rigueur ».

 

Les raisons de l’hostilité

« Les juifs sont mal vus mais je ne sais pas pourquoi » : tel est le titre que Iannis Roder, professeur d’Histoire-Géographie à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) et formateur des enseignants au Mémorial de la Shoah a choisi, en référence à une citation d’une réponse qui lui avait été formulée.  Dans son introduction intitulée « Avertissement » il présente les buts et les moyens de son étude. Il s’agit pour lui d’une analyse concernant le regard porté sur les juifs par les personnes d’origines musulmanes habitant dans les grandes agglomérations françaises. Il y précise l’importance de garder à l’esprit les différences de formes et d’application que peut avoir l’islam.

Selon le professeur, les préjugés ne sont pas très originaux et partagés presque à l’unanimité alors que l’animosité constituant l’antisémitisme n’en découle pas naturellement. Il déclare que « plus de la moitié des membres du panel ne tiennent aucun propos de nature antisémite », appuyant la nécessité de nuancer l’accusation antisémite faite contre les français de culture musulmane. Par ailleurs, il remarque que les hommes ne sont pas aussi virulents à l’égard des juifs que les femmes. De même, les personnes d’origine marocaine et algérienne tiennent des propos plus problématiques que les turcs ou les subsahariens. La majorité des personnes interrogées déclarent d’ailleurs n’accorder aucune importance à la religion des gens qu’ils rencontrent, se faisant un avis personnel sur leurs rencontres, malgré un environnement qu’ils admettent parfois favorable à l’antisémitisme. Pour certains, les juifs sont des personnes qui réussissent mais cela ne va pas plus loin. Le professeur notifie qu’ils « peuvent être qualifiés d’antisémites dans le sens où ils catégorisent l’ensemble d’une population en l’affublant des traits qui lui seraient spécifiques ».
L’étude de Monsieur Roder insiste sur le développement et l’importance des préjugés dans la vision qu’ils se font des juifs. Le premier et le plus fort est la solidarité qui les rassemble. Cette approche communautarisée n’apparaît pour eux qu’en simple constat duquel découle naturellement le second préjugé. Celui-ci concerne le fait que les juifs ne paraissent vivre qu’entre eux. Le professeur affirme que « l’idée que les juifs puissent être un peuple au-delà de la croyance et de la pratique religieuse est quasiment absente des discours ». Le dernier préjugé – mais l’un des plus ancrés- concerne la richesse supposée des juifs, ce  qui rejoint le stéréotype habituel. Leur volonté de réussir revient également à de multiples reprises. Par ailleurs, apparaît un discours politique allant au-delà des préjugés. Pour les personnes interrogées, les membres de la communauté juive sont en recherche continuelle de pouvoir, s’appuyant pour cela sur leur puissance économique. Pour eux, « le danger antisémite semble inexistant ou alors équivalent à celui qui menacerait les musulmans ».Ce danger viendrait de l’extrême-droite et les viserait aussi. L’idée d’antisémitisme ne peut pas venir pour eux de l’islam qu’ils connaissent. Ils défendent aussi majoritairement l’idée que les juifs ne sont pas des français en ce sens qu’Israël est leur pays. Le professeur Roder souligne que cette « vision des juifs comme citoyens originaires d’un autre pays rejoint l’idée que « français » est forcément « blanc » et d’origine chrétienne ». Il rapporte aussi le fait que qu’il « leur arrive de dire qu’en France il n’y a plus de français dans le sens où les espaces du vécu quotidien sont majoritairement peuplés d’immigrés ou de descendant d’immigrés » et qu’en dénationalisant le juif français ils leur enlèvent une part de légitimité à être là.  L’une des autres idées développées vient de ce que les juifs possèderaient les médias et s’en serviraient à leur avantage, favorisant ou non ce qu’ils souhaitent. En cela, ils retombent dans la vision conspirationniste déployée sur Internet. Cette victimisation justifierait selon eux Israël contre la Palestine. Quand, au cours des entretiens, a été abordée la question de l’antisémitisme, la majorité des personnes répondent que l’antisémitisme n’existe pas, faisant preuve ou d’ignorance ou de naïveté, ou alors pas tant d’antisémitisme que d’islamophobie et que les risques encourus sont moindre pour les juifs. De même, ils soulignent que quand un juif est agressé ce n’est pas nécessairement de l’antisémitisme mais que « c’est sûr qu’au niveau des juifs, la moindre des choses, on va parler d’acte antisémites » pour citer Yassine, l’un des interrogés qui conclut « qu’ils sont défendus, protégés » car « si la même chose arrive à quelqu’un d’autre, personne ne va en parler ». Selon les personnes participant à cette étude, les juifs sont, leur semblent-ils, mieux vus en France que les musulmans et les juifs peuvent « obtenir ce qu’ils veulent par un entretien de la victimisation ». Ils ne mentionnent pas – ou peu – le Proche-Orient et s’y réfèrent comme élément explicatif de ce qui se passe en France, jamais comme raison essentielle. Les musulmans interrogés pour cette étude n’ont comme formation sur le sujet qu’internet et les réseaux sociaux. Dieudonné n’est presque jamais mentionné.

Le professeur Roder conclut son étude en cinq points. Le premier concerne le fait qu’il y ait beaucoup de préjugés mais qu’ils ne sont pas reliés à une animosité particulière à l’égard des juifs. Le fait que l’antisémitisme ne rejoigne pas l’islam est le deuxième point. Le troisième indique que le discours idéologique islamiste n’est pas véhiculé auprès des personnes interrogées. Par le quatrième point il présente l’adhérence majoritaire au discours complotiste. Enfin, en dernier lieu, l’ancrage de leur discours dans une vision communautarisée de la société constitue le dernier point.
Juifs et arabes : cousins éloignés ?

Dominique Shnapper, sociologue, membre honoraire du Conseil constitutionnel et présidente du musée d’art et d’histoire du judaïsme et de l’Institut d’études avancées de Paris est le troisième scientifique participant à l’enquête. La permanence des stéréotypes est le premier axe qu’elle développe. Les principaux acteurs à revenir sont le pouvoir et la solidarité, avec la discrétion et la réussite sociale. Les personnes interrogées argumentent ces préjugés en se considérant au bas de l’échelle, « [attribuant] cela au fait que les musulmans ne travaillent pas assez ou ne savent pas se conduire de la manière qu’il faut pour réussir » à l’opposé, selon eux, des juifs. Madame Shnapper  présente ensuite les différentes formes d’antisémitismes que l’on trouve chez les musulmans et développées par Günther Jikeli. Tout d’abord l’antisémitisme dit « classique » réunissant les différents stéréotypes sur les juifs, ensuite les opinions négatives se rapportant à Israël, les opinions négatives justifiées par une identité musulmane ou ethnique ou en référence à l’Islam, et enfin les opinions négatives irrationnelles, selon lesquelles il est naturel de haïr les juifs.

Par la suite, elle met en exergue les stéréotypes jugés de manières positives et ceux jugés de manière négatives. Dans le premier cas, la réussite sociale et la solidarité apparaissent de façon redondante, qualifiée par le chercheur de vision « ultra positive ». Le second point développe la perception de la société et des évènements en termes de complots. Les personnes affirmant que les juifs contrôlent le monde sont ceux qui se définissent les moins attachés à la France et qui voient les attentats de Charlie Hebdo comme un vaste complot contre les musulmans. Ils précisent par ailleurs qu’il s’agit d’une manipulation bilatérale, concernant tant les juifs que les musulmans, au profit des premiers. Le professeur souligne aussi la réclamation des personnes interrogées « d’un deux poids deux mesures ». L’opinion majoritaire étant en effet que les malheurs sont trop mis soulignés. Elle conclut par le fait que « pour eux, être juif en France ou être juif n’importe où est mieux qu’être musulmans ».

 
NB : France : les juifs vus par les musulmans, entre stéréotypes et méconnaissances, étude menée par la Fondation pour l’Innovation politique.

aloysia biessy